L'odeur de l'orage

21 mai 2014 Comments Off

La chaleur est revenue, et avec elle une sorte de colère très sourde en moi, comme un brouillage parabolique, un écran bleu soudain fixé sur un quotidien pourtant paisible. Un sursaut de nervosité ambiante balaie les prairies, les coquelicots se fanent sur le tableau de bord, les chèvres bêlent dans le soir, dans la nuit qui ne vient pas, voilà, le jour reste figé là brutalement, d'un coup il est resté là. Là ce soleil qui brille franchement comme un gadget factice, là ce ciel d'un bleu trompeur plein d'artifices. Le temps me parait faux, les gens aussi, les échanges surjoués. 

Je voudrais stopper ce déluge de blabla suranné, de printemps électoraux, de devoirs conjugaux, de gestes citoyens. La politique, l'Europe qui n'en fini plus de se déconstruire, l'odeur de peau pourrie de partout qui nous entoure, nous, petit gibier pris dans les pièges tendus des traites, des crédits hypothécaires, des assurances pensions que nous ne toucherons jamais, de la publicité. Nous et nos comptes bancaires vidés par le petit bonheur électronique, les textiles synthétiques, le faux-cuir des sous continents, les marchandises amenées par les milliards de containers chinois depuis les vastes zones portuaires de Rotterdam et Anvers. Nous triste classe moyenne.

Au bout de mes doigts ces empreintes de fausse notes. Cette suffocation dans mon petit bureau, mon petit bâtiment, mon petit boulevard, petite centralité. Bruxelles, minuscule capitale, ses communes à facilités, verdoyantes et paisibles, ses beaux quartiers aux pommiers soigneusement alignés, sa misère de l'autre coté du Canal. De l'autre coté du Pont, les places de ville encombrées de sacs blancs, de prospectus abandonnés, de canettes de pils, de petits enfants basanés, de foulards, de caddies à roulette et de sac plastique bleus à la sortie de l'épicier. Nous nous vivons dans le microcosme de ceux qui sont nés dans le bon côté. Je ne vois plus la misère qu'à travers la tv, je ne marche plus dans la rue seule ni le jour ni le soir, je suis dans ma voiture, je suis sur Tervuerenlaan, dans les jolis parcs le long de la woluwe, les salles de sports aux verres fumés, les pépinières, les gens qui achètent des choses pour leur jardin, les gens qui n'ont pas à rester dans leur studette tout le mois d'aout. Le cœur coincé dans la moiteur de la toile ciré de la petite table formica où reposent les restes d'un frugal déjeuner.

De partout cette odeur de billets froissés. De mains sales en mains sales, de mains d'inconnus en main d'inconnus, je suis portée par les dérivés de kérosène au-dessus des toits, par le muguet qui fleurit à ma porte, par l'odeur du foin pour les petites chèvres, l'odeur de l'herbe mouillée, l'odeur de l'orage. Ce cliquetis de gestes administratifs, applaudissements, sourires toutes dents peroxydées dehors, poignées de mains méthodiques.

N'y-a-t-il donc aucun refuge?

Je fixe la machine-monde qui nous engloutit, l'appel des impôts, le courrier, les accusés de déception, les problèmes de réception. La machine-monde qui imprime qui nous classe qui nous numérote qui nous trace, la machine immonde qui nous efface. La terre ne devient qu'un creuset de bras morts qui portent un plateau d'électronique vieillis, d'écrans cassés, d'unités centrales décentralisées, de cathodiques oubliés, de tubes luminescents, de déchets pétroliers, de paraffine, de parabens, de silicone, de graisse à frire, de synthétique, de méthylène.

Le monde est mal intentionné tu sais.
Si un jour je te donne naissance, si un jour tu me lis, toi, presque inimaginable, intangible prolongement, inconnu que j'aimerai tant connaître _quelle couleur ont tes yeux? as-tu mon sourire. Peu importe je t'aime déjà _ Mais le monde est mal intentionné tu sais. Tu sais tout sera dur, et nous sommes mal partis.

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