Archive for 2014

m.a.m.a

29 décembre 2014 Comments Off

Clic clic clic des réseaux, numérotation.
Bip bip bip de l'intersidéral, une voix.
Mon cœur se pend au bout d'un fil, glisse dessus comme une araignée supra-légère, habile, se téléporte dans un vortex infini, et juste au bout de la ligne, toi. Et mon aorte agrippée à cette onde, maman. Silence brouillé, recherche de satellite, connexion au cordon. Filiale, intense, voilà:  quelques secondes, voix dans la voix _à défaut de main dans la main_ maman es-tu vraiment là?

Les années passent sur ce rythme-là de logiciels, de est-ce que tu m'entends, de est-ce que tu m'écoutes, et de ça va couper,_ un jour ça coupera pour de bon. J'ai peur d'entendre au bout du compte ce vide complet et abyssal de ta réelle absence. La mort chez nous, c'est simplement ce numéro qu'on ne peut plus composer du tout.

Nous nous revoyons en hâte, il y a tellement de choses à faire, tellement à dire, j'ai soif de face à face, j'ai soif de tendresse, nous parlons de mariage, de chants napolitains, c'est un Noël étrange et plein d'espérance, c'est l'aube d'une ère maintenant bien différente. Mais je ne suis qu'un enfant sur le rivage, toujours heureuse de te revoir et malaisée à la fois. Le temps passe dans ce supra électronique qui nous facilite la vie, tout en éteignant doucement notre coexistence. Je ne suis qu'un enfant sur le rivage, déjà fatiguée de ces documents qui s'emmêlent, des rendez-vous manqués, des on s'appelle oui appelle moi, je vais bien ne t'en fait pas. Je cherche mes mots, je balbutie, je remets ma mèche de cheveux devant l'écran, mes yeux, la caméra, mes yeux qui n'arrivent pas à te fixer, est-ce qu'il faut regarder l'écran ou l'objectif ? J'ai soif de réalité, mais nos jours passent si vite. Peut-être que dans le lointain cosmos nous ne sommes pour d'autres que d'insignifiants papillons de nuit.

Nous nous affairons, il neige sur Bruxelles, la voiture patine, les arbres sont galamment gansés de blanc, tu as froid ici. Je me sens mal à l'aise de redécouvrir ton corps, retrouver vos faiblesses, je voudrais ne plus sentir votre vieillesse, votre enveloppe charnelle changeante et angoissante, peut-être que c'était mieux au téléphone. Je garde nos selfies dans la mémoire de mon joli smartphone. Tu sais je t'aime, et je t'aimerai toujours, je te l'écris dans mon texte-message est-ce que tu l'as compris? Tu t'en vas pour l'aéroport et moi je garde toute mes larmes à l'intérieur de moi, je les garde pour la nuit où aucun pixel ne les verra. De quoi a-t-on parlé, déjà ? Si vite était ta venue, si brutal ce décalage entre ton absence continuelle et ta présence perpétuelle. Et je ne suis qu'un enfant sur le rivage, je fixe les assemblées mondaines, nos fiançailles légères, notre walking dinner. Sommes-nous vraiment là dans le salon, tous ensemble tout sourire toutes dents dehors. Les retrouvailles ont un goût doux amer.

Un gigantesque écueil spatiotemporel m'englobe et m’assombrit, je gémis je pleure, je nais _ ou peut-être que je meurs_ je te prends dans mes bras, ou peut être que ce ne sont que les miens qui me serrent. J'entends comme du bout du monde dans le combiné que tu as plaqué à mon oreille, la voix d'Adel qui pleure depuis la Tunisie, cette voix qui me répète "tu ne peux pas vivre seule, tu sais tu dois venir". On ne peut pas vivre sans famille. Il neige avenue Marie-José, ils sont tous rassemblés pour la crèche vivante dans le joli salon. C'est le soixante-quatrième Noël familial au numéro 119, ils chantent, nous chantons. Il neige et je pense à vos deux petits corps recroquevillés chez nous, nous attendant pour reprendre l'avion. Parfois je ne sais plus de quoi je fais partie.

Je te rends l'appareil, la voix d'Adel s'est éteinte mais ses sanglots me suivent pour la semaine entière. Tu ne comprends pas, je ne suis qu'un enfant sur le rivage, je tâte mes jambes et touche mon visage en me demandant à quoi ressemblaient mes ancêtres, à quoi ressembleront mes descendants. Je regarde ce que je suis sans savoir rien reconnaitre _ peut-on s'inventer ? _ Et toi tu décolles de Zaventem direction Saint-Exupéry, et avant de partir je te disais fièrement que ce monde est impitoyable, qu'il faut toujours se battre. En vérité je reste cet enfant incroyablement seule sur le rivage, et on se dit adieu, à bientôt, si Dieu le veut; l’année qui arrive est pleine d'espoir, et je prie que nous puissions la vivre enfin comme nous la rêvons ce soir, dans l'espérance de te sentir, de vous toucher, d'écrire.


Goodbye rhino

14 novembre 2014 Comments Off


Wezembeek-oppem, 9 degrés

L'automne est parti, il n'a laissé que les feuilles, les arbres sont dépouillés. Les gens sont pressés, on entend le balai des essuies glaces, les klaxons, les accélérations de ceux qui voudraient bien rentrer chez eux plus vite. Le monde tourne à l'envers, la journée c'est les heures au compte-goutte, c'est le pied qui tape, les doigts qui se faufilent sur les ordinateurs, les machines Nespresso, les Iphones, les stylos. La vraie vie est ailleurs, elle commence à six heures.

Je n'ai de cette journée en tête que le parfum de rose et de fleur d'oranger qui parfume mes cheveux jusque mon oreiller, les dentelles blanches des bords de mon voile, la liesse, mon petit cœur rempli de joie. Mon petit cœur qui palpite, avide, ivoire. C'est l'attente des noces, c'est ce temps de fiançailles dont on doit se souvenir longtemps. Longtemps les sourires, les mains serrées, longtemps les larmes de joies. Quand viendront les jours où nos dents tomberont et nos pieds seront lourds, nos cheveux blanchis, nos lèvres asséchées, nos poignets osseux et notre peau tâchée, on se souviendra peut être de cette année étrange où tout nous souriait. Ma robe est si belle que je l'épouse aussi, mon fiancé est si beau que je n'ai plus de mots pour en parler ainsi.

On penserait qu'il n'y a rien à écrire quand on est simplement heureux, mais ma fleur carnivore n'est vraiment pas d'accord. Elle me dit :s'il n'y a rien à écrire, c'est qu'il n'y a rien à vivre. Alors je la caresse comme on câline une chatte. Je lui donne des mots, elle ronronne. Alors j'écris pour me souvenir. De tes si beaux yeux qui me regardent, de ce bel espoir qui nous unit, j'écris pour me souvenir de la jeunesse, de mes mains, de ma chair ferme, de mes cheveux soyeux, de tout ce qui jaillit, de cette force que l'on croit longtemps inaltérable jusqu'à ce qu'elle se désagrège . De quoi nous rappellerons-nous de nos pas débutants? Du petit chat tigré que tu as ramené dans son carton tout sale et qui maintenant dort sur le canapé? De nos baisers hâtifs sous la véranda du salon de notre ancienne maison. De nos étreintes fébriles, de cette comme évidence. De ce soir à Florence. J'écris pour me sauver, j'écris pour crier, j'écris pour prendre soin de cette fleur avide à l'intérieur qui me ronge et me soulage en même temps, comme une plaie qui démange. Je gratte en vain, c'est bon. C'est bon, mais ce n'est jamais assez.

Je rentre dans mon habitacle sur la rue de Wavre. Il pleut et il fait nuit. On dit à la radio que les rhinocéros vont bientôt disparaître, et cette annonce me rend soudainement accablée. C'est bien la pire nouvelle de toute la journée, de toute la semaine, de toute l'année.


Les vivants et les morts

10 novembre 2014 Comments Off

Brussels, Schuman,

La ville patinée de lumières rouges et vertes.
L'avenue des Arts sans aucun artiste, hormis ce clown triste qui jongle devant un amas d'Audi noires. La rue de la loi, sans aucune justice, hormis le liseré rouge du véhicule policie qui contrôle toute la nuit des taux d’alcoolémie à la sortie du Corner.
Bruxelles minuscule, bruxelles sans capitale, rasée, bitumée, vitrée, Bruxelles sans aucun charme.

Voilà que nous nous baladons entre la Skoda et un bar, moi et d'autres allumés. Être sobre rend cette foule dansante dans la fumée carrément triste. C'est le moment où je me dis que je n'aurai surement pas du sortir; Plus le temps passe moins je m'amuse, je trouve le monde vide et froid, et les gens désarmés, leur regard éteint, leur haleine fétide, leur visage déformé. Sur le podium, un creux incommensurable, et seulement la laideur, mais nous passerons tout de même une méga soirée. Méga nuit noire dans mon crâne. J'enchaîne les coca sans whisky et les pommes sans rhum, quelque chose ne s'apaise pas, j'ai une soif qui n'a pas de nom, moi non plus je n'ai aucun nom ce soir. Ce soir en mode où-suis-je, en mode qui es-tu, déjà.

Cette nuit j'ai rêvé de Mima, tout avait l'air si vrai. Ses vêtements de coton bleu marine aux fins pois blanc, le voile de lin carmin, son odeur d'herbe coupée, de lavande fraiche, ses rides, ses tatouages venus d'un autre âge, son rire un peu hautain comme au dessus du monde, ses mains qui tissent, qui trient, qui tassent, ce corps qui travaille, ces pieds nus aux chaines de chevilles, ces bracelets d'argent martelé qui tintent, ces yeux noisette à la douceur transmise de mère en fils. J'ai rêvé que tu m'embrassais longtemps, longtemps je restai dans tes bras à l'abri du monde. Longtemps nous nous parlions comme nous n'avons jamais parlé, et comme jamais nous parlerons. Autour d'une chorba peut-être, ou d'un thé. Maman dit toujours que les morts continuent de vivre en rêve, et qu'elle viendra aussi un jour, qu'on se donnera rendez-vous comme ça, qu'elle prend souvent un café avec son père, comme ça, que les mondes sont perméables, que ce monde dans ta tête est après tout aussi tellement réel. Alors j'y crois, et cette nuit j'ai passé un chouette moment avec Mima.

C'était bien mieux que la nuit précédente avec ces vivants qui jouaient aux morts entre deux Black Eyed Peas. C'était bien mieux, c'était un si beau soir-là. Cette nuit en mode je suis là
cette nuit en mode toi, toujours, toi déjà.


San Miniato

1 août 2014 Comments Off

Florence,  le 1er août 2014,


Les draps de l’hôtel sont blancs, la chambre est illuminée.
Vois-tu j'aimerai me souvenir toute ma vie de ce matin là.
De cette délicieuse allégresse, de ce bonheur si simple, de ce moment si particulier. 



Je me suis réveillée plusieurs fois à coté de la mauvaise personne, mais ça devait être la personne qu'il fallait pour arriver jusqu'à toi. Vois-tu, je crois que toutes les expériences, que le passé entier concours, doucement, depuis le début, à me mener jusque là. Jusqu'à cette simplicité nue. Il y a eu une succession de corps à la chair tendue, tendres fruits endormis, bras menus, cheveux éparpillés, poitrines soulevées par le sommeil, yeux mi clos comme des bébés, mains éparses, abandonnées à la nuit, dans cette jeunesse que nous partagions tous, il y a eu une succession de fleurs à peines écloses, de belles humanités. Ma mémoire les assemble, tous, toutes. Toutes endormies ce matin dans ce lit, bienheureux souvenirs. Je te regarde, étrangement souverain, dans ce matin étrange, tes cils dessinés, tes bras repliés, ta bouche. Quelque chose s'est lié cette nuit. Comme un navire arrivé à bon port, toi  mon abri, mon antre, toi mon refuge mon compagnon de route, mon quelque part, mon Ici. Mon partout. Notre union m'est familière, vois-tu.

Vois-tu je t'ai vu en rêve, tu ne me croirais pas.
Mais je t'ai vu en rêve toute ma vie. Toute ma vie je t'ai attendu.

Avant toi, avant.

30 juillet 2014 Comments Off


La colline est noire, c'est la fin des vacances, nous montons le chemin de croix.
Je remonte l'intégralité de mon existence. Le passé est brutal. Je me rends compte que je vieillis car j'ai tout à coup des souvenirs d'enfance qui me reviennent la nuit, ils me paraissent lointains noyés dans l'eau, gonflés, les sensations démesurées.

Ma naissance, le carrelage noir et blanc du petit T3 où j'ai fait mes premiers pas, la bassine rouge du bain, le lapin rose en peluche, le gravier rouge qui râpe mes genoux en bas de l'immeuble, le banc en pierre du parc massif qui a tapé sur le bord de ma lèvre, le bitume qui sent la pluie d'été, les multiples plaies, le petit train de bois de la cours maternelle, le goût des cigarette en chocolat, les haricots verts, la sirène qui sonne tous les premiers mercredi du mois, les courses au Carrefour avec papa, la peugeot 309 bleu clair qui entre dans l'allée, le bruit de l'ascenseur la nuit et l'ombre des volets sur les murs de ma chambre, la chambre jaune, le petit mobilier de princesse, le chat de J. noir et blanc et son piano, les cours de natation, le bain à Khalsa avec Sabrine, la Tunisie, l'odeur de la Tunisie, et l'Italie, la brioche de Pâques en forme de colombe, la morsure du chien, le lit froid qui s'enfonce, mamie Pépina et son dos bosselé, l'avenue des Grattes-Ciel de Villeurbanne, la douleur qui me prends, massive, dans les petits toilettes, le sang sur mes doigts, le bateau Habib et son restaurant sur l'eau, ma robe rouge, le baiser sur la plage de la Goulette, les rougets grillés, Monsef qui m'amène au Sers manger des glaces, son pick-up Suzuki, les petits bras minces et bronzés des enfants, Wissem qui nous embête à l'heure de la sieste, les larmes quand on s'en va, Daktari la peluche, Mima, le dragon en mosaïque de l'entrée du lycée, les yeux bleus, le soir qui tombe sur la passerelle Ampère, le café Opera, mon premier demi-pêche, le souvenir du mois de novembre, le jardin de la maison de Bron, les soirs dans les caves du lycée, l'oral du baccalauréat, les petits mots entre les escaliers, les cafés grenoblois, le train, le cours d'anglais hypokhâgne, Cioran, et puis Bobin, la surpuissance, les manifestations, mes pleurs dans l'église Saint-Bonaventure, le café La Gargouille et le pub irlandais, les nuits aux chouchenn, l'hydromel, le nouvel an malade au fond du lit, la mort de Mima, Khalsa en février, le vent sur l'oued, le pont Morand gelé, la fashion week de Londres, le premier bel amour, Barcelonetta en automne, le marché de la croix rousse, les petits pains au chocolat blanc, le soleil dans les yeux, le déménagement, le train régional, le café de 7h du matin à l'arrivée de la gare, Givors et ses étoiles, les grévistes, les rencontres du TGV Marseille-Brest, Rilke, Lettres à un jeune poète, une bière bue avec un inconnu à la gare Lyon Part-Dieu, la nuit dans l'appartement cave avant l'avion pour Leeds, ma robe bleu roi, Lyon sous les feuilles mortes, la valise. Le départ à Bruxelles, le destin hasardeux.

Le train grande vitesse qui ralenti
Arrêt, arrivée
Le soir qui tombe sur les rails,
Mes jambes, qui tremblent un peu
Dans le froid silencieux de l'hiver,
j'arrive. Mystérieux.

Depuis que tu as ouvert la porte sur mon ombre bancale,
quelles sont ces années ? 
Il n'y a de résumé que le bonheur que tu m'apportes,
que la Grâce de t'avoir auprès de moi,
que la joie, immense, que tu me donnes. 

Noces férales

22 mai 2014 Comments Off

Ma bouche est pleine d'une amertume qui ne s'en va pas. J'entends J. pleurer au téléphone, quand je fais la vaisselle. Je ne sais pas ça me hante, je passe mes nuits à retourner mon corps de part et d'autre du matelas, mes jambes sont prises de tremblement, j'écrase ma tête contre l'encadrement, je repense à mon corps semi brisé entre le banc et la table de la petite cuisine de Villeurbanne. Le nombre de fois que mon semi brisé de corps sortait de gros sanglots, le nombre de fois que tu m'écoutais geindre sur les carreaux. Ton chagrin d'amour ne me fait pourtant pas vraiment penser aux miens, mais pourtant j'y repense. Je regarde le cœur que j'avais quand j'avais dix-sept ans, ce cœur en verre pilé, très gros, ces ventricules rouge vif pleins d’innocence. Est-ce que ce cœur a seulement changé, ou est-ce je tente de me convaincre que tout cela ne peut plus arriver. Je t'entends pleurer au téléphone comme s'il ne pouvait plus rien arriver de bien nul part, je grimace avec toi, je souris de bienveillance parfois, mais au fond j'ai très peur. Je suis sur ce beau bateau, toi tu es au fond de l'eau, océan incertain. 

Le ciel est prêt à tomber, tendue sur la chaise en faux rotin, sur la petite terrasse en graviers de l'avenue de Burbure. Je te regarde en face, je te détaille, chaque bouton de chemise, chaque bout de toi que j'aime, ta douceur, ton sourire, tes mains. Moi je ne suis qu'un petit animal acculé dans un coin, dans mon pelage-robe vert, avec mon verre de vin. Moi je ne suis qu'une apparence de flegme travaillé, de rire cristallin, cristallisation jusqu'à cette nervure centrale au fond de moi, jusqu'à ce bord de plaque tectonique. Je suis aussi cette faille béante sous la croute de ma crème hydratante. Mes mains pianotent sur le bord de table, je blague, je divague, je m'essaie, je te hasarde. Je doute. Qui es-tu en face, et qu'attends-tu de moi. Il pleut sur le rideau pare-soleil, il pleut sur les tables et les chaises en plastique tressé, sur le vélo électrique, sur les tôles d'isolations noires. Il pleut, et je te dévisage. Suis-je un passage, suis-je une arrivée. Suis-je un aboutissement, ne suis-je qu'une nouvelle tentative d'aimer. Je ne sais pas mais je suis là sur ma salade où pataugent quelques scampis tièdes, dans ce monde incertain. 

Il y a un goût amer dans ma bouche, je me sens comme une bête méfiante amassée dans un coin. Me fais-tu comprendre que le temps n'est pas aux promesses, me fais-tu comprendre que tu n'as seulement rien à me promettre. Je suis amère. Je dévore mon dessert, après tout pourquoi pas. Rien est bien dramatique, mais ma tarte tatin me laisse un goût acerbe, et je ne sais pas t'en parler. Le soleil du sud est loin de toute manière, peut-être que nous n'y irons pas, de toute manière tu n'es pas obligé de me promettre quoique ce soit. Et il pleut sur les chèvres. Je ne veux pas être qu'une autre, tu vois. Je ne veux pas n'être qu'une autre qui passe, comme ça.

Nous rentrons, je traine sur le chemin. Les pavés sont mouillés. Je sens ma main dans la tienne, rassurante, j'essaie de faire la part des choses dans ce concert où rien ne s'accorde en moi. Puis tu m'embrasses, tu me caresses, tu m'apprivoises. Alors je me laisse fondre en toi tu te fond en moi, je ne pense plus je t'aime. Il n'y a plus que toi. Tu me le dit différemment, sans mots, sans paroles, sans écrit. Tu me le dis de manière animale, tu me le dit comme ça. Avec ta peau, ton désir. Tes deux mains serrent ma tête avec délicatesse, couronne de domination à la fois douce et masculine, absolue. Tu me tiens fort, je ne me cabre pas, je reste. Dans ta déclaration d'amour sauvage, aucune crainte. M'oublier dans ton odeur. Fermer les yeux. 

une fois. 
inspirer. 
oublier la peur, essayer
rien juste le silence
ton souffle 
ton odeur

Ton souffle. Ton odeur. 
    

L'odeur de l'orage

21 mai 2014 Comments Off

La chaleur est revenue, et avec elle une sorte de colère très sourde en moi, comme un brouillage parabolique, un écran bleu soudain fixé sur un quotidien pourtant paisible. Un sursaut de nervosité ambiante balaie les prairies, les coquelicots se fanent sur le tableau de bord, les chèvres bêlent dans le soir, dans la nuit qui ne vient pas, voilà, le jour reste figé là brutalement, d'un coup il est resté là. Là ce soleil qui brille franchement comme un gadget factice, là ce ciel d'un bleu trompeur plein d'artifices. Le temps me parait faux, les gens aussi, les échanges surjoués. 

Je voudrais stopper ce déluge de blabla suranné, de printemps électoraux, de devoirs conjugaux, de gestes citoyens. La politique, l'Europe qui n'en fini plus de se déconstruire, l'odeur de peau pourrie de partout qui nous entoure, nous, petit gibier pris dans les pièges tendus des traites, des crédits hypothécaires, des assurances pensions que nous ne toucherons jamais, de la publicité. Nous et nos comptes bancaires vidés par le petit bonheur électronique, les textiles synthétiques, le faux-cuir des sous continents, les marchandises amenées par les milliards de containers chinois depuis les vastes zones portuaires de Rotterdam et Anvers. Nous triste classe moyenne.

Au bout de mes doigts ces empreintes de fausse notes. Cette suffocation dans mon petit bureau, mon petit bâtiment, mon petit boulevard, petite centralité. Bruxelles, minuscule capitale, ses communes à facilités, verdoyantes et paisibles, ses beaux quartiers aux pommiers soigneusement alignés, sa misère de l'autre coté du Canal. De l'autre coté du Pont, les places de ville encombrées de sacs blancs, de prospectus abandonnés, de canettes de pils, de petits enfants basanés, de foulards, de caddies à roulette et de sac plastique bleus à la sortie de l'épicier. Nous nous vivons dans le microcosme de ceux qui sont nés dans le bon côté. Je ne vois plus la misère qu'à travers la tv, je ne marche plus dans la rue seule ni le jour ni le soir, je suis dans ma voiture, je suis sur Tervuerenlaan, dans les jolis parcs le long de la woluwe, les salles de sports aux verres fumés, les pépinières, les gens qui achètent des choses pour leur jardin, les gens qui n'ont pas à rester dans leur studette tout le mois d'aout. Le cœur coincé dans la moiteur de la toile ciré de la petite table formica où reposent les restes d'un frugal déjeuner.

De partout cette odeur de billets froissés. De mains sales en mains sales, de mains d'inconnus en main d'inconnus, je suis portée par les dérivés de kérosène au-dessus des toits, par le muguet qui fleurit à ma porte, par l'odeur du foin pour les petites chèvres, l'odeur de l'herbe mouillée, l'odeur de l'orage. Ce cliquetis de gestes administratifs, applaudissements, sourires toutes dents peroxydées dehors, poignées de mains méthodiques.

N'y-a-t-il donc aucun refuge?

Je fixe la machine-monde qui nous engloutit, l'appel des impôts, le courrier, les accusés de déception, les problèmes de réception. La machine-monde qui imprime qui nous classe qui nous numérote qui nous trace, la machine immonde qui nous efface. La terre ne devient qu'un creuset de bras morts qui portent un plateau d'électronique vieillis, d'écrans cassés, d'unités centrales décentralisées, de cathodiques oubliés, de tubes luminescents, de déchets pétroliers, de paraffine, de parabens, de silicone, de graisse à frire, de synthétique, de méthylène.

Le monde est mal intentionné tu sais.
Si un jour je te donne naissance, si un jour tu me lis, toi, presque inimaginable, intangible prolongement, inconnu que j'aimerai tant connaître _quelle couleur ont tes yeux? as-tu mon sourire. Peu importe je t'aime déjà _ Mais le monde est mal intentionné tu sais. Tu sais tout sera dur, et nous sommes mal partis.

Papa

17 mai 2014 Comments Off

Je n'ai pas vu les jasmins fleuris de votre jardin, tu n'auras pas non plus vu mes lilas violets dont les fleurs parsemaient la terrasse et embaumaient le salon. Tu n'auras pas vu le doux soleil de ce beau matin. Tu n'auras pas vu cette année qui a filé sur mon visage, tu le reconnaîtras toujours mais ce changement là tu ne l'auras pas vu, et tu ne verras pas les changements suivants, les rides qui apparaitrons, subrepticement, lentement ma vie défiler, la tienne. Tu vieilliras encore, je murirai aussi. Fruit de chair, chair qui meurt, doucement, doucement comme les fleurs. Je regretterai toujours d'être partie. Je comprends aujourd'hui que toi tu regretteras toujours aussi d'avoir quitté les champs de blé, le soleil sur les maisons, le blanc et le bleu, le port. Ton petit corps maigre qui attendait le bateau, mon petit corps maigre qui attendait le train. 

Nous nous quittons nous-même, avec beaucoup d'espoir. Cette famille que tu as fondé au delà de la mer, c'est bien ça notre sauvetage. Aimer encore, aimer toujours, aimer à nouveau. C'est bien ça la beauté de la vie, donner de l'amour. Tu m'as appris qu'il n'y a aucune autre origine que celle de ceux qui nous aiment, il n'y aucun abri que celui, immense et invisible, que tu as construit autour de moi. Cet abri je le porte en moi. Où que nous soyons, au fond de l'oued dans les petites grottes secrètes, sous le soleil vibrant de Kairouan, sur le bitume mouillé du parking du Lidl de Villeurbanne, sur l'île du lac du Parc de la tête d'or, dans les plates prairies verdoyantes du Brabant flamand, dans la chambre jaune, verte, dans la chambre à fleurs, dans n'importe quelle chambre, où que nous soyons je te porte en moi. 

Il fait si beau à Wezembek-oppem. Je voudrais tant parfois que tu sois avec moi pour me voir évoluer. Pour me voir peindre, blanchir, poncer. Pour me voir façonner mon bout de pierre. Je voudrais que tu me dises encore combien tu es si fier de moi.

Depuis combien de temps marcherons nous encore,
je ne sais pas. Je prie. Je prie très fort, Papa. 

Cri

28 avril 2014 Comments Off

C'est Venise, ce sont les ruelles sales des années soixante.
Qu'est ce que je fais ici, parfois si vide, déjà si vite.
Je devrais être en train de parcourir le monde, je devrais être un cœur battant à me rompre les côtes.
Je ne devrais craindre aucun futur, aucun manque, aucune solitude.
Mais je suis un petit quai le long du Pô,
Je ne fais que regarder passer les péniches.
Je suis une nuit silencieuse;
Je suis un chuchotement qui voudrait être un cri.

Kop Van Zuid

19 avril 2014 Comments Off

Rotterdam, dix huit degrés. 


Nous embarquons pour Rotterdam, j'ai le cœur léger. Les buildings tranchent tous les nuages, la ville est grandiose, inconnue, pas de petits canaux et de maisons penchées, mais de larges quais, des grattes-ciels immenses, la Meuse ouvrant la ville en deux comme un grand fruit de béton, de verre et d'eau. Au loin c'est Kop van zuid dans le froid et puis le port aux milles grues. Les portes conteneurs se déchargent de marchandises venues de Singapour et de Chine, les quais sont remplis à perte de vue. De l'autre coté les pétroliers alimentent mollement les raffineries.

Le métro est comme un hovercraft au dessus de la ville. Nous quittons Bruxelles pour un weekend  que j'aimerais hors du temps. Juste un moment de repos pour enfin découvrir ce printemps sans être terrassée par la fièvre, la fatigue, les travaux à faire. Nous sommes comme les oiseaux ramenant des branches pour construire notre nid. Tu ramènes des brindilles, tu creuses, moi je suis incapable de construire, je tâtonne dans les branchages, les jardins. Je cherche où m'envoler, je cherche du spirituel, de l’irréel, du rêve. L'enfance ne s'en va pas, au contraire. Plus je vieillis plus j'ai l'impression de ne pas savoir parfois comment faire. Comment ne pas avoir peur, comment travailler dur, comment fonder, comment fixer les choses, comment rentrer dans ce perpétuel: matin, midi et soir, heures de coucher, lever, tétées. Parfois rien ne me parle. J'ai besoin d'inconstance. Quand nous ne rentrons finalement pas, quand on se retrouve à boire des bières devant les terrasses de Breda jusque la nuit tombée. J'ai encore besoin d'instabilité. 

Etre, avoir été

28 février 2014 Comments Off

La nuit est presque tombée. Bruxelles est déjà dans le soir. Il est seize heures moins quart, mais c'est comme si la journée se terminait prématurément dans un fond de ciel noir. L'hiver a repris ses droits, la tempête arrive. J'aime sentir venir l'orage, regarder les nuages s’agglomérer comme des soldats, le vent qui se lève,

une bataille approche.

C'est toujours la Terre qui gagne, mais jusque quand, on ne sait pas. Peut-être qu'ici aussi un jour un typhon nous terrassera tous sur son passage. Petits morceaux de bois mort, petits playmobils de chair et de sang, petites verrues sur la surface onctueuse de la planète, multitude de virus suçant, grouillants, épuisant les gisements, abattant les forêts, coulant les glaciers, exterminant les autres êtres vivants.Nos siècles ne sont que destruction organisée et méthodique de notre habitat pour étrangement vivre plus longtemps. Il n'y a a posteriori plus grand chose à rattraper, l'univers se fera sans nous comme il l'a déjà tant fait. Nous portons en nous quelque chose que les autres générations n'avaient pas : la culpabilité. Nous portons en nous la défaite. Nous avons déjà perdu mais nous avançons quand même, l'incroyable et insensé espoir de transformer le monde s'est évanoui depuis longtemps. Depuis la chute du Mur, depuis le 11 septembre, depuis je ne sais pas quand. 

Moi je ne l'ai pas senti tout de suite, mais un hiver bizarre a repris ses droits. Et il est là soudain avec son plein de moisissures, d'air surchauffé et sec, de coup de gel, de peaux rougies et de souffle coupé. Le monde est poussiéreux, à la lisière de quelque chose, mais quoi, difficile à dire. Les bourgeons des arbres me le rappellent : ça ne va pas durer longtemps, cette météo d'épidémies. Bientôt on sortira les chaises de fer forgé achetées à Sluis pour capter quelques rayons de soleil vert. Et il y a aura ce renouveau que l'on espère encore perpétuel.

Je m'embourbe dans les embouteillages, on dirait que chaque vendredi tous les belges partent à la mer, Bruxelles se vide des fonctionnaires européens, les technocrates américains délaissent lentement les bâtiments de l'OTAN pour se replier mollement dans leur quatre façades près de la rue Kennedy, non loin de Tervueren. Et sur la E40 les Audi bourdonnent comme des abeilles, va et vient de noir, vitres teintées, plaques corps diplomatique, rouge et vert.

Dans cet hiver qui se termine, à peine effleuré, je ne pense plus j'écris, et je te crie dessus. A toi la nouvelle terre qui me façonne, inconnue. Inconnue la nouvelle personne que je suis et qui pourtant parfois m'abandonne. Ces jours, et surement ma vie entière, sont une bataille sans fin entre celle que j'étais, celle que souhaitais être, celle que j'espère devenir.

Ce que j'espère que nous sommes.

Alors je rassemble toutes les histoires d'amour que j'ai vécu, je ne sais pas j'y repense, je regarde vos visages, vos souffrances, ce que vous m'avez montré, ce que vous êtes, ce que je croyais que vous étiez. Je vous regarde avec bienveillance. Vous m'avez rendue douce, patiente. Vos défauts, votre humanité, m'ont rendue indulgente. 

Je ne sais pas ce que je suis. Je dois me concentrer. 
Regarder mon visage et tout ce qui a changé, regarder de très près.


12 février 2014 Comments Off

Je m'invite à la nuit. Je pars.
Comme j'en rêvé de ce moment où je m'irai, sans même dire au revoir.
Me fondre dans le brut dans fin de l'autoroute, me délier comme un grand muscle, me déplier comme un feuille.
On s'était arrêté dans une station Texaco, le trente et un décembre, ou le 1er janvier. Il y n'avait pas d'odeur de nouvelle ère, c'était la simple odeur de liberté.
Sans attache. J'étais perdue, mais j'étais aussi heureuse.
Ce soir je pars, je m'invite à la nuit, j'en vais retrouver ce souvenir là.

Une nuit à Paleochora

8 février 2014 Comments Off

Février, nuit noire sans sensualité.
Les nuages sont restés bas toute la journée, la lumière était blafarde comme un néon d’hôpital. Le carillon de l'église Saint Pierre a l'air de ne sonner que des morts, je vois passer quelques camions crématorium. La nature aussi est sous terre, nous aussi d'ailleurs, les foules sont enterrées dans les métros, les voitures s'encastrent dans les tunnels, vaste voie lactée, nous rentrons tous à l'intérieur de nous, c'est une mise en bière généralisée. On s'essaie à l'hiver, plein d'amertume et de morosité.

Je tombe sur une photographie prise en Crète. C'est une photo de toi, toi que je vois cinq matins sur sept, mais que je ne connais pas. Je t'embrasse, te soutiens, tu me fais rire, tu sèches mes larmes comme une mère, tu me serres dans tes bras, tu me fait un câlin. C'est une sororité magique. Je te fixe sur cette photographie en Crète, inconnue, libre, mystérieuse. C'est un diner dans le soir chaud et moite, ta peau est tannée par la langueur du soleil. Ton sourire est énigmatique et le ciel est bleu même la nuit. C'est le mois d'août, il a l'air brûlant, et je ne t'avais encore jamais vue vêtue en blanc.

Ce soir de février tu sais les nuages sont si bas, la lumière si blafarde. Je ressens cette douleur sourde de sentir en un instant l'absence glaçante du ciel caché sous les nuages. Il n'y a plus d'immensité. Et cette mer est si loin. Et je te vois chaque matin enroulée dans une laine, t’arque-bouter à ton bureau sans entrain. La Crète est loin, je sais. J'ai alors une nostalgie si puissante de l'été, de l'autre coté de la cloison vitrée. Moi aussi je me meurs devant l'ordinatueur, moi aussi je m'échoue. Je n'ai pas de courage mais je veux sentir. Alors cette photographie de toi m'obsède puis me submerge. La tête au fond de l'eau, je veux sentir, tu sais. Je veux sentir le sel, je veux sentir l'orage, je veux entendre se rassembler les nuages en haut de la montagne. Je veux que ça gronde, que ça s'amasse, que ça menace. Je veux la pluie qui s'abat d'un seul coup sur bras à faire vibrer mes os, et puis que le brutal grand soleil nous terrasse. Être terrassée par ces beaux jours, être vivante.  Comme toi dans ta robe de lin blanc assise sur le bord de mer à Paleochora. Toi qui est alors tout autre sur la photographie. Je repense à nos cœurs à qui ne demandent qu'à palpiter, notre peau qu'a frémir, nos corps qu'à grimper, marcher, se tendre, courir, se redresser. Nos yeux simplement voir sans lire. Et je te regarde penchée sur tes papiers, et je nous trouve si tristes.

Un jour peut-être irons-nous à Paleochora ensemble, enfin nous découvrir.

L'hiver oublié

6 janvier 2014 Comments Off

De retour dans le bunker surchauffé. Voilà, c'est Watermael-Boitsfort, les beaux quartiers.
Le boulevard est vide, le bâtiment Axa attend de se remplir de points de non-retour, de key performance indicators, d'emails importance haute à vingt-deux heures cinquante, de Mercedes classe A, de cœurs intérieurs cuir, d'âmes en papier blanchi. Je me range sur le bas coté, le temps de contempler ce silence, ces bureaux plongés dans le soir, pour quelques journées. Voilà, c'est la fin tu vois. Quelle année, déjà..
Combien de fois me suis-je défendue dans le parking ces mois passés, passé lui aussi mon regard, fatigué, fuyant dans le rétroviseur, mon corps aussi fuyant dans un couloir, moi-même déjà enfuie quelque part. J'essuie mes pieds sur un bout du Times, le temps m'a soudain réduite. Du haut du grand bureau gris, j'ai l'impression d'avoir vieilli. Mon visage, il n'est plus le même tu sais, ce n'est plus celui du pont Morand qui t'embrassait à bras le vent. Deux marques se sont glissés jusqu'aux commissures des lèvres, dix ans déjà. Les barricades fleurissaient sur le lycée, on se réunissait au sous-sol, on croyait que ça allait durer des années. Et ces années furent une presqu'île de bonheur dans toute mon existence.

Mon corps non plus n'est plus le même. Les cicatrices se sont effacées comme du sable sous l'eau. Il n'y a plus de croix sur mon ventre pour ne pas oublier, mais je n'oublie pas quand même. La maigreur, c'est fini, tout s'est épanoui, c'est beau, c'est rond et fleuri. Le corps façonné par l'inquiétude, la folie, c'est fini. Parfois je regrette la jouissance pernicieuse de la privation, mais c'est fini. Les défis sont ailleurs, ailleurs est le soleil. C'est loin pourtant toutes ces soirées méticuleuses à me regarder sous toutes les coutures, à me cerner, à façonner ma coquille vide. Mais je me souviens bien. Peut être que je me souviendrais toujours.

L'année qui se termine n'est pas une renaissance. Elle m’accomplit, elle me soutient. Elle me dit que ces jours ont été pas à pas des défis immenses. Elle me pousse en avant, à deux mains. Le monde est une falaise immense. En bas, on voit cet océan de souffrances, ces corps rouges sur les plages, ces vagues de billets verts qui n'abreuvent que quelques côtes, et puis ces grands déserts. Si l'on regarde bien au fond, parfois juste à coté, il y a des enfants qui rient, des forêts de bras ouverts et des sources cachées. L'amour est une géographie étrange. On se tient à bout portant, le cœur arque-bouté, les doigts agrippent tout le bord, et les pieds cherchent un appui, à tâtons, entre le vide et les rochers on cherche cette main mystique. Comme toi tu m'emportes, comme toi je m'élève. Comme vous je me soulève. Nous pourrions tous flotter si longtemps dans cet entre-deux ciels.

C'est l'hiver le plus doux de ces trente dernières années. On dit que Boston est balayée par une tempête de moins vingts degrés, et que les américains doivent rester enfermés. J'envie le bonheur secret des éléments qui se déchainent. J'envie leur puissance qui terrasse les Bourses, les marchés. J'envie le délicat silence du monde entier sous la neige, anéanti dans les draps. Blottis comme de petits animaux dans leurs tanières de briques et de bois, le chien sous la couette, les corps serrés, des maillons, des survivances, des petits souffles qui veulent survivre ici. Ici, le vent est chaud et la pluie arrose la ville comme une mousson froide. Tu vois l'automne ne s'est plus jamais terminé, il n'y a que la nuit qui se lève si vite quand nous rentrons le soir. Le soleil qui à peine éclos se couche déjà derrière un épais lit de nuages. Le boulevard du Souverain rougeoie encore un peu avant le noir. Une année sans hiver, comme j'en ai rêvé.

Nous marchons à travers les prés de Sterrebeek, la valériane est en fleur, les mimosas sont prêts. Ici toute la nature bourgeonne, les mésanges s'aventurent le long des conifères. On se serre l'un sur l'autre, l'un dans l'autre on attend. La venue des gelées, des nuits sans fin si froides, des corps entrelacés, du souffle dans les arbres et de l'aube glacée. S'il n'y a plus d'hiver, y aura t-il un été.