Et puis vient le silence

21 juin 2009 Comments Off

Je n'ai pas osé revoir Rita depuis la dernière fois où j'ai dépassé l'horaire parce qu'elle n'a pas vu l'heure et parce que moi non plus. Je vous ai arnaqué de vingt et une minutes, soit dix euros cinquante cents. Là encore j'ai dit "excusez moi c'est de ma faute, j'aurais du regarder la montre." balbutiement, bave précipitée.

Elle n'a rien dit Rita, elle a trimbalé son gros corps noir jusqu'à la porte, a broyé ma main dans la sienne, confuse. Je me suis retrouvée cours Emile Zola juste au début du crépuscule. Nous avions eu ce genre de séances que je déteste, où vous me faites parler de ma mère et de mon inexpérience sentimentale plus que sexuelle. Je n'avais pas réalisé que j'étais encore presque vierge du cœur, que c'était un papier froissé avec à peine cette marque gribouillée dans un coin de façon appuyée.
Vous faites mouche Rita, cette détente sous votre pouce, vous savez très bien où elle est.

Au final vous n'avez jamais aimé quelqu'un d'autre
.

Je tords mes mains sur le siège en osier. Les gros me font toujours penser à des caricatures, alors je distingue leur caractère aussi grossièrement, avec d'aussi gros traits. Il y a les obèses fainéants, les gras manipulateurs. Je suis méchante parce qu'avec vos mains potelées et dégoûtantes, vous avez mis le doigt où ça fait mal. Quelque part dans un creux de mon dos bouffé par les moustiques, vous avez glissé votre chair visqueuse et molle contre ce qui me reste. La grimace est amère.

J'ai essayé d'aimer quelqu'un d'autre Rita. Je regardais la couverture poussiéreuse de Vie Secrète, car elle est imprimée comme un palimpseste par les couvertures des autres livres qui lui sont restés dessus pendant toutes ces années, lui donnant son titre dans un baptême humide au fond d'une cave des archives. Au dos il y a écrit que la vie n'est pas une tentative d'aimer, qu'elle est l'unique essai. Alors pendant plusieurs mois j'ai essayé d'aimer quelqu'un d'autre que toi.

Et au fina
l, me dit de sa bouche dessinée au crayon, Rita: au final. Au final je n'ai pas su comment aimer quelqu'un d'autre comme ça. Dans ce final de vie qui débute à peine, j'aurais tellement voulu contrôler l'existence jusqu'aux sentiments.

Lorsque j'étais enfant, je me plaisais à apprendre à ne jamais laisser la douleur par dessus. Je mettais de l'eau brûlante dans le bain pour me souvenir de la souffrance. Après quelques minutes à m'être ébouillantée jusqu'à la nuque, je commençais à dissocier le ressenti et le réel.

Enfant, je n'ai jamais fait le premier pas vers l'autre dans les sentiments. J'ai toujours pensé que rien était possible avec moi, que le ressenti était uniquement un désir falsifié, que c'était aux autres de venir me chercher. Le premier plaisir me rappelle la honte étonnée. Vient la tristesse ensuite, devant tant d'éphémère. Ce sentiment de tristesse après le solitaire, il n'est pas jamais parti.

J'ai failli aimer quelqu'un, j'ai essayé d'aimer quelqu'un d'autre, je me suis persuadé d'aimer une autre personne, je me suis faite aimer beaucoup aussi, et j'aimais ça. N'est-ce pas suffisant? Je n'ai pas choisi un soir d'automne de mettre mon coeur en avance rapide. J'ai choisi quelques proies ensuite, pour faire payer le désamour de la manière la plus immature: Jing m'aimait dans son petit studio minable et noir. Je me souviens de mon corps qui rencontrait pour la première fois cette absence étrange de soi durant l'étreinte. J'ai connu plusieurs fois cette sensation: quand je ne mangeais pas et que je souffrais de plaisir, quand j'étais dans le lit de quelqu'un que je ne voulais pas. Dans ces situations je souffrais aussi et j'aimais ça. Mon cerveau se mettait en mode abandon. Les caresses étaient cette osmose chimique entre la peau et les nerfs, une rencontre fortuite. Le plaisir, satisfaction basique. Le vide en moi ensuite, en descendant les escaliers, les recoins asséchés, était si proche de l'anorexie, qu'il s'y confond.

Le jeûne et le plaisir sans l'amour sont pareils, quelque chose est atteint à l'opposé du Bonheur, mais quelque chose est atteint quand même. Le plaisir sans l'amour manipule l'autre en face, le jeûne est cette même manipulation envers soi.
Je t'ai bien eu, je t'ai fait croire que tu pourrais survivre sans nourriture, mais en vérité tu n'es pas surhumaine. Tu sais bien faire du mal aux autres. Dans ces autres là il y avait Marjorie. J'éprouvais du plaisir à être ballottée dans tous ces endroits si jolis où tu m'emmenais: de l'opéra au ballet, du théâtre au restaurant japonais. J'éprouvais du plaisir à ne pas avoir ni à choisir ni à éprouver, quand en face tu croyait en moi, moi morceau de bois mou.

Je la regardais se consumer et attendre, et je me regardais comme une autre.
La fille dans ta voiture sous la neige, ce n'était pas moi.
Comme la fille dans les draps blancs de l'alcôve, ça n'était pas moi non plus.

Le sexe avec Jing c'était l'image même de ma désappartenance: j'étais nue au milieu de l'immensité du monde et je ne pouvais plus rien faire. Tout ce qui restait n'était qu'un sentiment de perte, de mésidentité.
Tu ne pénètres rien quand tu pénètres une femme. Il n'y avait rien à prendre, tout avait été déjà donné.


Avec les autres se fut pareil, il n'y avait rien à tirer de moi, le lait était pourri. Il n'y eu qu'un soir d'hiver où quelqu'un d'autre a réussi à prendre quelque chose en moi de bonheur. Et puis vient le silence. C'est quelqu'un qu'on ne pouvait pas encore aimer, parce que étrangement une autre nous rattachait doucement avec son corps de soie, mon vers à moi. Mais je sais que lui j'aurais pu l'aimer, et ça, ça vous rassure, Rita? Et puis vient ce silence. Au final c'était le début de toute chose, il était comme un minuscule soleil inconnu au matin, solaire en pleine nuit. Et moi, plante d'eau vive, je m'en suis nourrie pour regagner cette autre de peau connue et reconnue, sous l'orage. Et sous l'orage, tout ce qui reste à vivre, pieds nus.

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